Blurred lines ⇀ avec Feyre

La journée était plus clémente ce jour-là que la veille. Alors que la matinée tirait à sa fin, le soleil projetait de timides rayons entre les nuages gris qui persistaient au-dessus de la cité, mais il réchauffait tout de même la peau du batelier. Le jour précédent, il l’avait passé en compagnie de sa bonne amie Nessa, à l’abri de la pluie qui tombait en trombes dans sa petite maison du quartier portuaire. La présence de Ness avait été d’un grand soulagement pour Arne qui détestait se retrouver coincé entre quatre murs à ne rien faire trop longtemps. Cette animosité pour les endroits clos lui venait certainement des longues heures qu’il avait passées isolé dans la demeure familiale après le départ précipité de Kjell quatorze ans plus tôt. Ses autres frères ne lui accordaient pas la moindre attention. Si Einar leur disait d’ignorer les supplications de leur benjamin, ils passaient leur chemin sans même le regarder. Son aîné l’avait toujours aidé, parfois plus que nécessaire, et à l’âge de 10 ans, il n’avait pas encore acquis suffisamment d’autonomie pour se déplacer par lui-même. Désormais, même s’il conservait une certaine rancune face à l’abandon dont il avait fait l’objet, Arne était fier d’avoir appris à vivre seul et il saisissait chaque occasion qui se présentait pour repousser ses limites.

Ce matin, malgré la grisaille, il avait ramé sur les eaux étrangement calmes de la rivière Stenelv pour s’amarrer près de la berge, dans le Quartier Abandonné érigé en périphérie des fortifications de la cité d’Ealdor. Après maints efforts, il était parvenu à tirer la barque sur le rivage et à la retourner. Une fois par mois, le batelier devait effectuer cette lourde tâche pour entretenir son outil de travail. Constamment émergé dans les eaux salées de la baie, l’embarcation se délavait, des écueils se formaient sur la coque et les algues s’y attachaient inlassablement. Aussi, il devait nettoyer le ventre de son bateau et y apposer une sorte de cire qui scellait le bois et l’empêchait de se détériorer. Après tout, bien qu’il semble très modeste, ce bac était son outil de travail et des années de travail lui avaient été nécessaires pour qu’il puisse se l’offrir.

Les manches retroussées, le marin s’était installé sur un petit tabouret, son genou valide bien fléchi alors que son autre jambe était plutôt étendue devant lui. Les sourcils froncés, il s’affairait à gratter les saletés du bois à l’aide d’un outil qui ressemblait à un grand coquillage. Ce genre de travail le calmait. Il appréciait la solitude et le silence qui accompagnaient ces moments, d’où sa décision de s’installer dans le Quartier le plus désert de la ville pour procéder. Oh! Il avait bien pensé s’installer quelque part sur les rives de la baie, mais Feyre semblait avoir un talent incommensurable pour le retracer où qu’il aille et il n’avait aucune envie de la repêcher dans les eaux profondes encore une fois. La jeune femme se sentait déjà suffisamment redevable et refusait de jeter l’éponge, aussi dure puisse-t-il être envers elle… Il ne lui donnerait pas l’occasion de se sentir encore plus reconnaissante.

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Le batelier n’avait pas interrompu ses mouvements lents en apercevant la frêle silhouette pâle de Feyre s’approcher entre le sable et les herbes hautes qui jalonnaient les berges de la rivière. Les sourcils légèrement froncés, il grattait les saletés de la coque du petit bateau pendant que la jeune femme grimpait sur le mât qu’il avait déposé contre une très grosse pierre. Fidèle à son habitude, la vagabonde lui jette question et bavardage sans trop attendre une réponse de sa part. Au fil des jours, elle avait appris qu’elle avait affaire à un homme morne et silencieux. Arne n’était pas du genre jacasseur. C’était un homme de peu de mots, observateur qui préférait sauver sa salive pour les moments qui en valaient réellement la peine.

Il lève un sourcil face à sa remarque de dîner en amoureux. Le déjeuner qu’il avait partagé avec Nessa était loin d’être un repas entre deux partenaires… La fille unique du forgeron qui lui était venu en aide à son arrivée à Ealdor et lui s’étaient rapprochés avec le temps, certes. Elle demeurait à ce jour la femme en qui Arne ait le plus de confiance. L’unique personne du sexe opposé qui ait eu droit à un regard sur ses moments de faiblesse, sur ses heures les plus sombres, sur la réelle douleur qui l’affligeait presque quotidiennement. Mais jamais ils n’avaient été plus que des amis. S’il avait beaucoup d’admiration et d’affection pour la guérisseuse, Arne n’avait jamais nourri d’arrière-pensées en sa présence. En fait, il avait rarement désiré les femmes qui n’étaient pas que de passage le temps d’un soir. Pourtant, le marin ne releva pas le commentaire de la jolie fille qui continuait à discourir.

Elle lui parla alors de sa transpiration et de son besoin de se baigner en bonne compagnie. L’ombre d’un sourire passa sur son visage au regard sévère, mais elle ne le remarqua sans doute pas étant donné qu’il était toujours penché sur sa besogne et qu’elle était perchée au haut du mât. Jamais il ne dénuderait son horrible membre inférieur devant Feyre. Aussi désireux de la faire fuir qu’il puisse être, il n’aimait pas le regard de pitié de ceux qui avaient aperçu l’état de cette extrémité de son corps. Même lui évitait de poser le regard sur la peau étrangement constituée qui recouvrait les muscles tordus de sa jambe.

Feyre réussit cependant à avoir son attention lorsqu’une flamme se mit à danser sur le bout de son index. « T’approches pas de mon bateau avec tes flammèches ou c’est pas la houle qui te noiera, » déclara-t-il d’un ton dur en interrompant ses mouvements. L’homme de la mer n’avait jamais aimé voir ce dont les élémentaires étaient capables. Même si son frère aîné soupçonnait qu’il possède une affinité avec l’eau comme leur mère, Arne avait toujours refusé de se rendre à l’évidence et la démonstration des pouvoirs que possédait la majorité de la population le mettait mal à l’aise. Surtout ceux des maîtres du feu. « J’ai pas besoin de ton aide pour nettoyer ma barque. T’as pas autre chose à faire ? Te trouver du vrai travail, par exemple ? » Le jeune homme n’avait que peu de considération pour les sentiments des autres et froisser la gamine ne lui importait guère.

Devant ses questions, l’estropié continue à accomplir son ouvrage. Jamais il n’avait concrètement pris la vie d’une personne, mais il abhorrait le feu plus que tout au monde, et sa barque bien que modeste était tout pour lui.

« La nage et les maîtres du feu, c’est pas compatible, maugréa-t-il sans plus lever les yeux vers le visage angélique de la jeune fille.

Il continuait à gratter les saletés de la coque en tendant l’oreille vers sa voix cristalline. Il avait du mal à imaginer une créature aussi délicate à la chasse. Il n’avait jamais pu s’y adonner lui-même, sa jambe l’empêchant de se déplacer suffisamment silencieusement dans les bois pour lui permettre d’abattre quelque animal que ce soit. Voir ses frères partir chasser avait toujours été une frustration pour le batelier lorsqu’il était plus jeune. Lui se contentait de poisson, de légumes qu’il parvenait parfois à faire pousser dans des caisses de bois près de sa bicoque et de ce qu’il pouvait acheter au marché grâce aux pièces qu’il gagnait par ses passages sur les flots de la baie et des rivières.

Il ne protesta pas lorsque Feyre s’assit et s’empara d’un outil pour l’aider à gratter la coque de la barque. Elle lui tira la langue et s’affaira quelques minutes en silence. Étonnamment, elle se débrouillait pas si mal. Arne leva son regard bleu d’acier à quelques reprises vers son visage aux traits délicats, ses sourcils légèrement fléchis par la concentration, ses lèvres pulpeuses pincées alors qu’elle s’efforçait d’imiter ses gestes.

« Qu’est-ce que tu as contre mon bateau, de toute façon? Ça servirait à rien qu’il soit trop gros, je préfère pouvoir le manœuvrer tout seul. Pas envie d’un équipage et tout ça. »

Ces paroles le ramenèrent à l’époque où son frère Eiven et lui menaient le bac sur la baie, permettant aux habitants de leur village de l’île de Thorroth d’aller et venir entre les terres et l’îlot. Les deux garçons avaient eu du mal à trouver une dynamique pour travailler ensemble durant les premiers temps. L’espace restreint sur l’embarcation et les limitations physiques d’Arne n’étaient pas pour aider. Le même casse-tête s’était présenté dans la forge quand il avait aidé le père de Nessa en tant qu’apprenti. L’égalitariste savait qu’il n’était pas fait pour le travail d’équipe. Même s’il ne repoussait pas l’insistance de la petite chasseresse, il espérait qu’elle ne lui demande jamais de lui apprendre la navigation dans le but de l’aider. Le non-maître se complaisait dans cette solitude apaisante que lui apportait le remous des vagues. Il ne voulait partager cette paix avec personne d’autre.

« Là, au moins, la voile est facile à manier et je suis assez fort pour mener avec les rames. Elle est parfaite pour moi, cette barque, » poursuivit-il, l’ombre d’un sourire flottant dans son regard alors qu’il observait le bois du minuscule drakkar pour lequel il s’était échiné pendant plusieurs années. Il ne le dirait pas, mais il appréciait également la discrétion de son bois sombre sur les flots de la baie et de la rivière. Il facilitait ses allées et venues la nuit, lorsque ses passagers souhaitaient ne pas être vus…

Le batelier s’esclaffa. Il lui arrivait bien de pêcher un peu de poisson, mais il n’avait pas la patience pour exercer le métier de pêcheur. De toute façon, il aurait été stupide d’espérer vivre de la pêche. Les riches marins allaient sur de grands navires et traînaient d’immenses filets dans leur sillage. Ils ramenaient leur butin bien vivant dans les eaux jusqu’au port et vendaient leur poisson bien frais aux habitants. Dans sa barque, Arne n’aurait pu ramener d’aussi grosses prises.

« Mais je ne suis pas un pêcheur, où est-ce que t’es allée pêcher cette idée ? demanda-t-il à son interlocutrice, interrompant ses mouvements, un grand sourire étirant ses lèvres alors qu’il détaillait son visage de son regard à la froideur de la glace. Je suis batelier. Je permets au gens de traverser l’eau pour se rendre à bon port. »

Ses prunelles s’étaient attachées à celles de la jeune fille pendant un instant. Son sourire s’affadit lentement et il baissa le regard vers son travail, continuant à gratter la coque, songeur. Elle faisait un meilleur travail qu’il ne l’avait espéré.

« Mais tu as quand même raison. Si j’avais un bateau plus spacieux, je pourrais assurer le passage de plus de gens à la fois. Mais je suis un homme modeste et discret. Donc cette barque me convient. (Il laissa le silence se suspendre un bref moment.) Tu le fais très bien. Tu sais préparer la peau de tes proies, aussi ? Tu devrais te trouver un compagnon de chasse, tu pourrais probablement prendre de plus grosses bêtes, en tirer un meilleur profit. »

Sauf qu’il doutait que la délicate créature n’ait cette même faiblesse que lui face à l’appât du gain. Elle semblait se complaire dans ce troc qu’elle avait instauré avec d’autres artisans grâce au produit de ses chasses. Elle s’en sortait incroyablement bien. Ealdor était cruelle envers les vagabonds. Une petite partie de lui lui soufflait néanmoins qu’elle avait eu un net avantage sur les gens comme lui-même. Ce feu qu’elle faisait danser au bout de ses doigts pesait beaucoup plus lourd dans la balance qu’elle n’osait probablement le croire. Arne n’avait pas cette chance. Il n’avait que la force de ses mains, de ses bras, sa volonté et ses habiletés pour se sortir des difficultés.

Il n’avait eu que la force de ses muscles lorsqu’il avait dû marteler le fer sur l’enclume des heures durant. Il n’avait eu que le fil acéré de sa langue et le tintement des pièces argentées dans sa bourse lorsqu’était venu le moment de négocier l’achat de sa barque. Il n’avait eu que sa volonté et sa grande détermination lorsqu’était venu le moment de tailler sa place dans le monde. Feyre avait la brûlure de son feu. Elle avait la crainte de son côté.

Un rictus amer s’était formé au coin de ses lèvres couleur de rose. Son regard couleur de glace s’était fixé au visage pâle et amusé de la jeune fille. Il ne demandait rien de plus. Contrairement à elle, avec sa belle jeunesse et son innocence toute tendre qui la poussaient à voir plus loin, à voir plus grand, Arne se satisfaisait de peu. La plupart de ceux qui avaient retenu ses services plus d’une fois savaient qu’il n’était pas très sociable, et qu’il n’aimait pas dialoguer. Le silence. C’était la chose la plus précieuse qui soit. L’unique raison pour laquelle il s’aventurait parfois seul sur la baie au petit matin alors que les nappes de brume persistaient entre les dunes aqueuses qui se formaient lorsque l’eau frémissait au gré du vent. Il n’existe pas de telle tranquillité à Ealdor. Même la nuit, les rues, les allées et les ruelles portaient la voix des ivrognes, les gémissements des prostituées dans les bordels ou la clameur des tavernes où buvaient les convives jusqu’au petit matin. Lorsque le soleil s’élevait derrière les Montagnes de Solmorgen, à l’est, la cité connaissait quelques minutes de motus avant que les roues des chariots des marchands ne commencent à frotter les pierres dans les allées et que les marins ne s’amènent sur les quais pour lever l’ancre. Arne chérissait le silence comme tout l’or du monde. Il le ramenait aux moments de solitude qu’il avait passés à scruter les eaux de la baie lorsqu’il habitait toujours Thorroth. Son île était un havre comparée au continent.

« J’ai appris le métier de batelier de mon frère Eiven quand je vivais toujours sur l’île de Thorroth. Puis je l’ai quittée pour m’installer à Ealdor où je suis devenu apprenti-forgeron le temps d’amasser assez d’argent pour me faire une place dans le monde. » Sa voix demeurait neutre. Il avait interrompu ses gestes pour observer son interlocutrice, songeur. « Mes bras sont devenus forts parce que je me suis longtemps traîné sur le sol pour me déplacer. » Il ne retirait aucune fierté de cette époque de sa vie. Ce n’était qu’après avoir failli se noyer dans les eaux de la baie à l’âge de 11 ans qu’Arne avait décidé que c’en était assez de devoir compter sur les autres pour survivre, et qu’il avait fabriqué une béquille qui lui permettrait de se tenir debout comme un homme, avec dignité.

« Je ne prends pas de charité. Je t’apprendrai à tanner la peau de tes bêtes comme on me l’a enseigné. En échange, on partagera la viande. Ça te va ? » Un échange. Le batelier n’aurait jamais accepté qu’on lui fasse de faveur. Certes, le forgeron Lund lui avait donné le gîte et le couvert pendant plusieurs années, mais Arne s’était échiné à la sueur de son front pour lui rendre ce qu’il lui offrait. Il savait que la fille du feu refuserait de prendre ses pièces. Aussi, un service pour un autre semblait être une bonne alternative.

Jamais il n’avait entendu quelqu’un employé une expression pareille pour le qualifier auparavant ─ un homme comme les autres… Une part de lui s’en sentait presque offensé. Il ne s’était lui-même jamais considéré être comme le commun des mortels. Au contraire, il prenait plutôt fierté d’avoir su s’en sortir même si sa famille avait cru qu’il finirait par mourir. Les estropiés pauvres ne faisaient pas long feu en ce monde cruel. Mais Arne devait être le plus têtu de tous les éclopés d’Ealhmund. Pourtant, malgré cette remarque qui vint légèrement entailler son orgueil, le batelier savait que l’antaki l’estimait, qu’elle le voyait comme un être spécial. Elle n’avait même pas à le dire. Elle ne lui collerait pas aux basques si elle le voyait comme une personne ordinaire.

Il sentit son souffle court maintenant qu’elle s’était rapprochée. Sa peau pâle comme la lune luisait d’une fine couche de sueur, comme la rosée du matin qui se déposait sur les feuilles des arbres juste avant que le soleil ne se lève. Avec son grand regard pâle comme le ciel de la saison des récoltes, un matin d’orage, ces prunelles remplies d’innocence et de candeur qui observaient le visage froid du marin… Le silence se suspendit un moment, puis elle détourna le regard, brisant cette torpeur qui s’était emparée de lui. Le cœur tambourinant fort dans sa poitrine, il déclara d’une voix quelque peu inégale :

« Une fois par mois… (Il s’éclaircit la voix pour chasser le ton éraillé.) Merci de ton aide. Je vais appliquer le scellant pour empêcher le bois de pourrir et ce sera fini pour aujourd’hui. »

Il devrait demeurer dans les parages un petit moment pour attendre que la couche de scellant sèche avant de rentrer chez lui, mais le vent était frisquet et il lui tardait de se retrouver devant l’âtre dans sa petite bicoque.

« Un potage me plairait beaucoup, admit-il en levant de nouveau les yeux vers son visage angélique, mais la jambe… »

Il secoua simplement la tête de droite à gauche, un léger sourire au coin des lèvres. Seule Nessa avait miré son extrémité qui ressemblait davantage à du bois noué qu’à un membre humain. Il refusait de laisser qui que ce soit poser le regard sur cette horreur que même lui évitait d’observer. Difficile pour un homme aussi fier que lui de marcher sur son orgueil pour succomber à la gentillesse d’une femme, aussi dévouée et attentionnée soit-elle. La fille du forgeron avait dû se battre bec et ongles avant qu’il ne la laisse prendre soin de lui. Malgré son absence de pitié lorsqu’il avait finalement exposé le semblant de jambe pour qu’elle puisse l’enduire d’une pommade qui engourdissait le mal qui l’affligeait et qu’elle puisse voir à ce que la peau violacée demeure saine, il craignait trop la réaction des gens face à cette abomination. Il n’était pas un monstre de foire.

« Je te laisse filer vers le port, si tu veux ? On pourra déguster ce potage quand je rentrerai, dans quelques heures ? »

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