par la force du destin ϑ avec Lachlan

Elle s'avançait le long des bâtiments dans les rues étroites des bas-fonds, silencieuse comme une ombre, profitant des ténèbres se languissant entre les venelles pour éviter d'attirer les regards. Ironiquement, malgré sa tendance à être envahie par l'inconfort dès que les rayons du soleil d'effleuraient plus sa peau, dès que son dieu ne pouvait plus poser son regard sur elle, ce sentiment avait changé depuis son arrivée à Ealdor... Peut-être était-ce cette couverture de vaurien de non-maître dont elle s'était lestée. Malgré les dizaines de visages dont elle s'était affublée par le passé, jamais elle n'avait nié être habitée par la flamme. Sa relation avec le feu qui pulsait dans ses veines n’avait pas toujours et facile, mais sa foi en son dieu l’avait aidée à traverser les épreuves qui s’étaient dressées sur son chemin, à outrepasser la crainte qui l’avait torturée chaque fois que la colère et les autres sentiments trop intenses qu’elle avait pu ressentir s’étaient manifestés, créant une douleur dans le creux de ses paumes. Styx avait toujours su qu’elle appartenait à la flamme. D’aussi loin qu’elle se souvienne, les chaleurs torrides du désert ne l’avaient jamais réellement affectée… Avant qu’elle ne prenne la fuite de la maison, avec beaucoup d’entraînement et d’entêtement, elle parvenait à rallumer le brasier dans l’âtre de leur salle à manger. Elle avait bien failli mettre le feu à plusieurs reprises, mais personne n’avait osé décourager ses efforts. Mais tout avait changé avec la disparition de Noha. Elle avait perdu le contrôle… Et le feu bleu était apparu à son arrivée à l’académie, dévorant des lambeaux de chair sur le visage de Nadian. Et malgré toute la destruction qu’il avait pu causer, cet azur ardent, malgré toute la douleur qu’il lui avait causé à elle et aux autres, jamais Styx n’avait pu nier son existence. Une étincelle de honte la tenaillait chaque fois que la lumière du jour la frôlait et un poids quittait ses épaules lorsque Zoheir disparaissait pour laisser l'opalescente Adrastae prendre sa place dans le firmament qui passait de l'azur à l'encre piquée d'argent.

Au fil des semaines, l'antaki avait appris à se fondre dans la plèbe. L'ombre de dédain qui persistait dans son regard face aux impurs disparaissait lentement et même si ses prunelles n'avaient rien d'avenantes, elle faisait partie du décor. Mais ce soir, elle n'avait pas envie d'être vue. Comme lorsqu'elle était sommée de se rendre dans les quartiers des fortunés pour discuter avec celle qui tirait les ficelles, elle profitait des ombres pour disparaître. Elle était en mission; mais pas pour Vivenn Thorkel... pour quelqu'un de bien plus important.

Comme une bonne partie de la population de la plupart des régions du monde connu, la brunette n’avait jamais appris à lire. La rareté des lettres et des mots sur les panneaux des commerces de la basse-ville où les propriétaires se contentaient plutôt d’inscrire des images suffisamment éloquentes pour permettre aux habitants de les identifier aidaient la femme à s’y sentir à l’aise. Rien à voir avec ses jours à Elnath. L’archipel de l’ouest était reconnu pour son peuple lettré, cultivé. Les canyons n’avaient pas de livres, eux. Les canyons avaient des prédateurs et d’autres dangers. La mort y était toujours imminente. Et Styx n’était pas de ceux qui s’intéressaient au comment du pourquoi, à l’histoire du monde ou à la cartographie. Seul le moment présent avait de la valeur à ses yeux. Seules les choses tangibles valaient la peine d’être mentionnées, scrutées…

L’insigne présentant un dessin ressemblant à celui d’une chèvre accrocha son regard. Un brouhaha agréable régnait entre les murs, dans la grande salle et la lueur des bougies filtrait à travers les quelques carreaux. La belle des sables poussa la porte avec nonchalance, se dirigeant vers la silhouette aux larges épaules d’un homme qui essuyait une pinte vide avec un linge un peu crasseux. Sans hésiter, elle posa la main sur son avant-bras pour l’inciter à se retourner vers elle, reconnaissant instantanément le contact de cet homme qui avait déjà croisé sa route par le passé. Bien malgré elle, son cœur fit un bond dans sa poitrine.

La voix chaude et rauque du tavernier la sortit de sa torpeur en une fraction de seconde, son cœur continuant à tambouriner dans sa poitrine avec la force d’un tambour de guerre. Styx avait été loin de s’imaginer qu’elle le croiserait là. Elle l’avait observé de loin au cours des derniers combats clandestins auxquels elle avait assisté, demeurant à l’écart dans l’ombre des spectateurs pour éviter de se frotter à lui de trop près. Intrinsèquement, elle savait que le géant aux cheveux de feu voudrait sa revanche. Comme elle, il serait tailladé par l’envie de savoir comment leur combat aurait dû se terminer. Et la brunette n’avait pas apprécié les caprices de sa tête lorsqu’elle avait combattu ce rouquin. Elle avait été à deux doigts de perdre le contrôle, et elle n’aimait pas cette sensation de tomber dans le vide, qui la ramenait à une époque très sombre de son existence. Elle avait encore moins aimé les caprices de son corps lorsqu’il l’avait tenue près de lui dans la pénombre alors que les Gardiens couraient à travers les rues de la capitale, à la recherche de la racaille qui avait participé aux combats ou qui avaient parié lors de ceux-ci. Si seulement ils savaient que certains des leurs se trouvaient au milieu de cette foule… l’antaki ne doutait pas que, dussent-ils mettre la patte sur un de leurs frères, ce dernier ne finirait pas derrière les barreaux de la Citadelle. Alors qu’il l’avait intimée à garder le silence, là, près du mur, le désir de se retrouver encore plus proche de lui, de connaître la rudesse de ses mains contre la douceur de sa peau plutôt que la sensation de ses poings l’avait assaillie avec une force qu’elle n’aurait pas soupçonnée. La guerrière avait laissé ses yeux baigner dans le regard sombre de cet inconnu plus longtemps qu’elle ne l’aurait dû.

La taverne était bien différente sous la lueur des bougies, animée par les conversations. Styx n’avait guère pu voir l’enseigne lorsque le géant l’avait poussée à sa suite dans l’établissement, ce soir-là. Et elle ne s’était pas retournée après l’avoir quitté, quand les Gardiens et leurs torches avaient déguerpi dans les ténèbres de la nuit. À sa ceinture, le cylindre garni de fioritures de fer que l’Ancien lui avait demandé de remettre au propriétaire de cette auberge pesait plus lourd que jamais… Elle ignorait le contenu de ce parchemin et était sans doute le messager idéal étant donné qu’elle n’avait jamais appris à déchiffrer les glyphes que les gens instruits utilisaient pour se transmettre des messages. Après maintes années passées à se mettre au service d’hommes et de femmes puissants, Styx avait appris qu’il était inutile de poser des questions. De toute façon, les secrets qu’elle transportait ne l’intéressaient pas. Seul le bénéfice qu’elle en tirait l’interpellait.

Elle ne cilla pas face à sa remarque. Elle avait plutôt cherché à l’éviter. Par contre, son gosier s’était asséché au cours de son trajet dans les rues de la capitale, mais la brune n’était pas du genre à satisfaire les attentes de ceux qui croisaient sa route en répondant simplement à leurs questions avec docilité… Elle avait la langue aussi acérée que la pointe de son couteau et son acerbité avait parfois été comparée à la chaleur intense du feu qui dansait entre ses doigts à la peau maure. « Ton patron te laisse offrir des verres à n’importe qui ? » riposta-t-elle en posant ses prunelles arrogantes sur la carrure imposante de son interlocuteur. « Il sera mécontent de savoir qu’il t’en faut si peu pour jeter son or par les fenêtres. » Le rythme de son cœur se calmait lentement alors qu’elle sentait la suffisance monter en elle. Jamais elle ne s’était laissée intimider par un homme. Aujourd’hui ne serait pas différent d’hier. « Il est dans le coin ? J’ai affaire avec lui. » Elle avait parlé rapidement, sans le laisser placer un mot, relevant le menton avec fierté pour planter ses iris dans les siens, loin de s’imaginer qu’elle avait déjà trouvé l’homme qu’elle cherchait.

Elle arqua un sourcil face à l’arrogance non dissimulée de son interlocuteur. La tension était palpable entre leurs regards. Ses iris étaient à la fois clairs et sombres, d’un vert étrangement semblable à celui des roches magmatiques que l’on trouvait parfois dans les montagnes de sa terre d’origine. Une teinte remplie de dureté qui brillait d’amusement alors qu’il scrutait les prunelles noires comme l’encre de la vagabonde. Un sourire dévoila les perles blanches de sa dentition alors qu’elle continuait à afficher cette mine défiante. Elle brûlait d’envie de l’effleurer du bout des doigts, d’exacerber ce désir qu’elle avait ressenti pour le corps solide du combattant l’espace de quelques minutes lors de leur première rencontre.

« Il est plutôt prétentieux, ton patron, pour quelqu’un qui n’a pu s’offrir une auberge ailleurs que dans les bas-fonds d’Ealdor, déclara-t-elle narquoisement. Et puis, qui a dit que je voulais passer la nuit avec lui ? » S’il avait le malheur de poser la main sur elle à ce moment-là, l’aubergiste aurait sans doute senti le sang pulser furieusement dans les veines de l’antaki. Elle s’éloigna d’un pas, reprenant brusquement son sérieux. « Qui me dit que je peux te faire confiance pour remettre mon pli à ton patron vaniteux ? Tu pourrais bien décider de te rincer l’œil sur le contenu avant… S’il n’est pas là ce soir, alors je l’attendrai jusqu’à demain. »

Jamais elle n’avouerait qu’elle ne connaissait pas elle-même la teneur de cette missive que l’Ancien lui avait confiée. Les sens des glyphes dessinés sur le parchemin du rouleau doré relevait du plus grand des mystères pour la native des canyons. Le roi n’avait jamais jugé nécessaire qu’elle apprenne à lire lorsqu’elle était entrée à son service. Après tout, elle n’était pas scribe. Elle était ses yeux et ses oreilles, son ombre sous le regard du jour. Ses informations, elle les passait verbalement aux autres ombres qui se mettaient au service du souverain. Yasthyl ne s’était jamais soucié de son éducation, mais plutôt de ses talents à manier la flamme et à bouger son corps à la lueur des torches dans son hall. La Conseillère Thorkel n’avait cure de savoir si elle pouvait lire et écrire et l’Ancien ne semblait pas non plus y attacher grande importance. Les serviteurs les plus fidèles étaient souvent les plus ignorants, lui avait-on dit un jour.

La brunette palpa le contenu léger de sa bourse et en tira une pièce de bronze qu’elle posa près des chopes vides sur le comptoir. Elle releva le menton vers le géant aux cheveux de feu et lui demanda, toujours pleine d’une confiance arrogante : « Au dernier ? (Elle glissa un œil vers l’escalier obscur qui gravissait les étages de l’établissement.) Tu fais le service aux chambres si je t’y attends jusqu’à la fermeture ? »

Son cœur tambourinait contre sa cage thoracique. Elle n’entendait plus la clameur des convives attablés un peu plus loin. Elle n’avait d’yeux que pour son visage dont les joues disparaissaient sous sa toison orangée et pour son regard qu’elle sentait aussi affamé qu’elle l’était elle…